J'ai pleuré
vingt minutes d'affilée après avoir vu Le fabuleux
destin d'Amélie Poulain, réaction plus qu'étrange
quand on connaît l'histoire, n'est-ce pas ? Cette réaction
encore aujourd'hui me rend perplexe... J'ai essayé de chercher
l'origine de ce trop plein d'émotions dans le scénario,
dans la réalisation et dans le montage. Mais ma quête ne
me semblait pas être dirigée dans les bonnes directions.
Peut-être avais-je été touchée tout simplement
par ce que certains appellent la "magie" du cinéma
? Cette magie qui imprègne certains films et qui les élève
au rang de film culte. Mais ne devais-je pas aller plus loin, retrouver
l'essence même du cinéma, aller au cœur, voire au
fondement même de celui-ci, à son début et par conséquent
revenir au temps des Lumière ? Car qui à part eux est
à l'origine du 7e art et de la première émotion
cinématographique ?
Remontons le temps
jusqu'en 1895 : vous êtes en compagnie de quelques amis de la
bourgeoisie parisienne invités par les frères Lumière
à une séance qu'ils vous ont promise "un peu spéciale".
La pièce plonge dans le noir et de cette obscurité surgissent
des femmes. Mais pas des femmes immobiles - comme on en voit projetées
dans les séances de lanterne magique - non ! Un flot de femmes
en mouvement qui sortent des ateliers Lumière. La pièce
se rallume, les femmes ont disparu. Le mouvement enregistré et
reproduit ! La vie capturée puis retranscrite ! Quelle aventure
que celle-ci ! Quelle révolution offerte au monde par ces deux
frères !
Sortie
des usines Lumière (1895)
Edison avait inventé
depuis un an déjà un appareil appelé kinétoscope
qui permettait de voir des "portions" de vie. Le problème
de cette machine était son utilisation mal aisée qui obligeait
les spectateurs à se pencher au-dessus d'une caisse en bois pour
assister à la "projection".
Et voilà
qu'en ce 28 mai 1895, "la vie" est enfin sortie de la boite
pour être projetée à toute une assemblée
! Les Lumière offrent au monde la possibilité de gouverner
le temps, de le dérouler de façon infinie et de reconstituer
l'espace : une autre dimension est née, celle du cinéma...
Mais en cette journée, il n'y a pas que la bourgeoisie parisienne
qui ait ressenti une vive émotion à la projection de la
Sortie des usines Lumière. Il y a un homme qui, quelques
heures avant, en avait eu l'exclusivité, un homme un peu spécial
dont le monde tourne essentiellement autour de la magie, de l'art et
de la fantaisie. Cet homme s'appelle Georges Méliès.
Georges Méliès
est à cette époque directeur du théâtre Robert
Houdin. Sur scène, tours de prestidigitation, sketches et projections
de lanternes magiques émerveillent le public. Georges n'était
pourtant pas destiné à la magie. Son père dirigeait
une entreprise de bottes et bottines de luxe et souhaitait que ses deux
fils Gaston et Georges reprennent l'affaire familiale. Mais ce dernier
depuis sa naissance en décembre 1861 n'a de cesse de rêvasser,
de griffonner des dessins sur ses cahiers de classe. Bachelier en 1880,
ses tendances artistiques ne le quittent pas : il s'essaie ainsi à
la sculpture et à la poésie tout en travaillant pour son
père à la réparation des machines... Un séjour
à Londres - pour perfectionner son anglais aux dires de son père
- le ramène bilingue et prestidigitateur. Il se produira dans
des salons, puis au cabinet de magie du musée Grévin et
pour finir, il achètera avec une partie du bien familial les
droits d'exploitation du théâtre Robert Houdin dont il
sera le directeur pendant trente ans. Heureux hasard ou étrange
coïncidence, Antoine Lumière - le père - loue des
bureaux au-dessus de son théâtre. C'est ainsi que Méliès
rencontre le cinéma...
Méliès
soupçonne à la vue du cinématographe que cet appareil
lui offre - il ne sait pas encore bien comment - de nouvelles possibilités
techniques exploitables pour ses représentations théâtrales.
Mais Antoine Lumière refuse de vendre l'invention prétextant
qu'elle a été conçue à des fins médicales
sur l'étude du mouvement. Connaissant cet industriel, il est
à gager que la raison évidente de ce refus se situe plutôt
dans la perspective des bénéfices engrangés par
une telle découverte plus que par souci de main tendue à
la médecine...
Méliès devra donc (comme dans toute sa vie) recourir au
système D : courir de marchand en marchand pour acquérir
un projecteur, le théâtographe qu'il devra trafiquer pour
le transformer en caméra, puis en acheter un second - le projecteur
manquant. Comme ses "collègues" cinéastes, il
teste la machine en filmant des parties de cartes dans sa propriété
de Montreuil, des morceaux de vie dans les rues parisiennes. Jusqu'au
jour où sur la place de l'Opéra un événement
va révéler à Méliès sa vraie vocation.
C'est un évènement anodin qui s'est produit déjà
plusieurs fois : la caméra se bloque, la pellicule se coince.
Une minute est nécessaire pour libérer la pellicule et
reprendre le tournage. Au visionnage de la bande, quelle ne fut pas
la surprise de Méliès de voir au niveau de l'arrêt
de caméra les hommes transformés en femmes, un omnibus
en corbillard. Un vrai tour de magie enregistré sur la place
de l'Opéra et ceci sans aucun tour de passe-passe. Le "truc
à arrêt" ou "par substitution" était
trouvé, la vocation de Méliès également
: il serait magicien du cinéma.
Le premier essai
de film à "truc à arrêt" est l'Escamotage
d'une dame au théâtre Robert Houdin en
1896. Comme l'indique le titre, ce tour faisait partie du programme
que diffusait le théâtre de Méliès et l'exécution
en était simple : un magicien couvre d'un châle une femme
assise sur une chaise, prononce une formule magique et retire le châle
: la femme a disparu. L'astuce consistait à ce que la femme glisse
dans une trappe située sous la chaise, trappe dissimulée
par une lame de caoutchouc fendue en son centre et ayant l'apparence
d'une feuille de journal posée au sol. Un filin en acier fixé
au dossier de la chaise donnait la forme de la femme au châle
le temps que celle-ci "disparaisse". Une fois la formule magique
prononcée, un fil "invisible" tirait châle et
filin dans les coulisses. Le cinéma permit à Méliès
d'enlever la contrainte technique de l'escamotage puisqu'il suffisait
d'arrêter la caméra une fois la femme couverte, de la faire
sortir de scène et de reprendre le tournage. Le résultat
était le même dans les deux cas.
Escamotage d'une dame au théâtre
Robert Houdin (1896)
Mais cette technique
pose des problèmes de synchronisation quand il s'agit d'une transformation
dans le mouvement : en effet, pour transformer en plein saut un acteur
s'élançant du haut d'un tabouret en une danseuse, il semble
difficile d'arrêter exactement la caméra au moment où
l'homme est censé se métamorphoser en femme - et ceci
avant qu'il ne touche le sol ! Méliès eut alors l'idée
de couper le film du saut de l'homme à un point précis
et de le raccorder à celui de la ballerine précisément
au même instant laissant ainsi la femme finir le saut. L'idée
simple demandait néanmoins des repères au sol afin que
les deux artistes ne soient pas décalés dans l'espace.
Cette technique, bien qu'ingénieuse, est apparente dans "le
locataire diabolique" (1909) au moment où Méliès
lance les tableaux au mur qui s'y accrochent comme par enchantement.
Si vous regardez attentivement, des barres blanches horizontales apparaissent
ponctuellement indiquant ainsi "le truc".
Mais de l'imagination de Méliès naissent sans cesse maintes
idées et scénarios loufoques. Une de ses idées
les plus ténues est celle de la démultiplication des corps.
Idée irréalisable en magie malgré les nombreux
tours de prestidigitations existant à l'époque. Mais le
cinéaste trouve enfin comment faire... Il pose dans un décor
un cadre de bois recouvert en son centre d'un velours noir, il s'assoit
en face de lui et le regarde comme s'il était en face d'un miroir.
Puis il filme le tout la caméra dans le dos. Il rembobine la
pellicule et tend sur le même décor du tissu noir et, à
l'emplacement exact du cadre, fait une percée aux dimensions
de celui-ci. Il s'assoit devant cette "fenêtre" les
yeux rivés sur le côté, le décor et le cadre
dans le dos. Il filme alors cette scène avec la même bobine.
Sachant que le noir n'impressionne pas la pellicule, le deuxième
passage de celle-ci dans la caméra va superposer les deux décors.
Au visionnage de la bande, Méliès se voit donc en train
de se regarder dans le cadre comme si celui-ci était effectivement
une glace. Les deux personnages peuvent donc être indépendants
l'un de l'autre dans leur mouvement et dans leur action : Méliès
n°1 peut danser devant le cadre alors que son "reflet"
Méliès n°2 peut peindre, lire ou jouer de la musique.
Le souhait de l'artiste est donc exaucé, et avec lui une nouvelle
technique - encore employée aujourd'hui - est née : le
fondu.
Méliès se démultipliera ainsi en sept musiciens
dans L'homme-orchestre (1900), ce film nécessitant donc
le passage à sept reprises de la même bobine dans la caméra,
et il reproduira également sa tête sept fois, utilisant
chacune d'elles comme note de musique dans Le mélomane
(1903). Ce dernier film exigera l'emploi d'une cagoule noire, d'une
tête pastiche lorsque Méliès se décapite,
et surtout de repères spatio-temporels (les décors et
les acteurs ne devant pas se chevaucher lors des surimpressions).
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L'homme
orchestre (1900) |
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Le
mélomane (1903) |
Ces techniques, Méliès va les utiliser, les perfectionner
au gré de sa fantaisie et de sa créativité. Tandis
que les frères Lumière, Zecca et d'autres filment documentaires
et "vie réelle", lui se laisse aller à ses rêves,
souvenirs d'enfant et lectures. Il s'inspirera ainsi de De la Terre
à la lune de Jules Verne pour la réalisation d'un
de ses plus grands succès Le voyage dans la lune (1902)
où une bande d'astronomes farfelus décident de partir
sur la lune propulsés dans un obus lancé par un canon
géant. Une fois sur le divin satellite, ces "scientifiques"
seront capturés par des êtres étranges, mais dénouement
heureux : ils réussiront à s'enfuir et à retourner
sur Terre en faisant tout bonnement basculer l'obus vers le bas !
Le
voyage dans la lune (1902)
Des quelques 500 films que Méliès produira en seize ans,
nous pouvons citer : L'homme à la tête en caoutchouc
(1901) dans lequel Méliès désolidarise sa tête
de son corps, la pose sur une table - une autre repoussant immédiatement
sur ses épaules - et qu'il gonfle à l'aide d'un soufflet
jusqu'à la faire éclater, et Cake-walk infernal
(1903), le cake-walk étant la danse à succès de
l'époque que Méliès déguisé en un
diable tout droit sorti de Faust exécute frénétiquement
au beau milieu des enfers.
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L'homme
à la tête en caoutchouc (1901) |
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Cake-walk
infernal (1903) |
Il invente
ainsi le genre Méliès que les forains qui, à l'époque,
sont responsables de la diffusion des films, quémandent, leur
public commençant à se lasser de la plate réalité
filmée et désirant plus de vie, de rythme et d'imagination
dans les projections proposées.
Ce qui caractérise ce genre (en plus des scénarios) ce
sont les décors féeriques qu'il peint lui-même en
différentes teintes de gris, blanc et noir (les couleurs n'impressionnant
pas encore la pellicule), le rythme soutenu (qu'il maintient grâce
à un métronome sur le tournage), ses nouveautés
(comment filmer un milieu aquatique le plus réellement possible
? C'est bien simple en intercalant un aquarium avec des poissons entre
acteurs et caméra) et lui, Méliès, qui joue dans
tous ses films, énergique même à 50 ans lorsqu'il
fait un salto arrière... Si Méliès a eu ce fulgurant
coup de cœur pour l'invention des Lumière c'est que cet
appareil lui a donné la possibilité d'exprimer et de réunir
en un même art tous ses talents : dessinateur, scénariste,
metteur en scène, comédien, magicien.
Le genre Méliès
atteint son apogée en 1902/1904, mais n'étant pas un industriel
ni un commerçant, il aura du mal à faire face à
des personnages comme Pathé, Gaumont et Edison qui lui imposeront
de produire 300 m de film par semaine pour le marché américain.
Un grand industriel du cinéma lui dira un jour : "Voilà
votre erreur M. Méliès, vous voyez tout en artiste, aussi
vous ne serez jamais qu'un artiste et non un commerçant".
Méliès aura du mal à produire des films en chaîne
et le public se lassera petit à petit de l'onirique, aspirant
davantage au comique de situation. Il s'y essaiera également
mais sans réel succès, le genre Méliès n'étant
plus à la mode. En 1923, ruiné, il vend ses studios de
Montreuil et de colère brûle beaucoup de négatifs
de ses films. Il passera ensuite sept ans de sa vie à tenir avec
sa femme un stand de confiserie et de jouets à la gare Montparnasse
tombant ainsi dans l'oubli. Il ne sera redécouvert qu'au hasard
d'une rencontre dans cette même gare, par un cinéphile
Léon Druhot, qui lui rendra hommage un soir de l'année
1932 à la salle Pleyel. Ce soir-là, une fois ses plus
grands succès projetés aux spectateurs, un autre film
à l'étrange scénario se déroule sur l'écran
: Méliès en tenue de soirée dans les rues de Paris
cherche fébrilement la salle Pleyel et tandis qu'il marche vivement
dans le dédale des ruelles, des pellicules de film sortent de
ses poches comme des serpents lui enserrant jambes, bras et cou. Et
plus l'homme cherche son chemin, plus son corps disparaît sous
les amoncellements de pellicule. L'écran disparaît ensuite
laissant place à un autre de papier que Méliès
crève : le Méliès que le cinéma avait englouti
(et ruiné) se matérialise devant son public enfin retrouvé...
Je crois que si
aujourd'hui certains films comme Le fabuleux destin d'Amélie
Poulain me touchent, c'est peut-être à cause de leur
rythme, de la fantaisie qu'ils dégagent si proche de ceux des
films de Méliès, ou suis-je peut-être moi aussi
émerveillée par les "illusions" que nous procure
le cinéma ne faisant que prolonger les tours de magie de mon
enfance.
Alors certes, merci aux Lumière, Edison, Gaumont, Pathé
et autres inventeurs et industriels du cinéma pour leur précieux
apport technique au 7ème art. Mais une petite révérence
à l'artiste qui disait très justement : "Je n'irai
peut-être pas très haut, mais tout seul." Bien malgré
lui, il partit très haut dans le rêve et la féerie
entraînant dans son sillage spectateurs (et cinéastes qui
le copièrent). Le cinéma lui doit une partie de sa magie
et peut-être de son existence car gageons que si les Lumière
n'avaient pas inventé le cinéma, Méliès
lui, l'aurait imaginé...
Georges
Méliès
Bibliographie
et sources diverses
:
-
www.dvdtoile.com,
- www.malexism.com,
- http://analysefilmique.free.fr,
- DVD : Méliès, le cinémagicien, film
de Jacques Mény. Collection cinéma muet. ARTE VIDEO.
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