Déluges au Proche-Orient

par Florent Jobard


Quand on évoque le déluge, le récit biblique vient immédiatement à l’esprit : Noé, son arche et sa ménagerie, l’inondation, la décrue. Pourtant, on trouve ce thème « littéraire » un peu partout sur la Terre : en Chine, et même, semble-t-il, jusqu’en Amérique. Des pluies diluviennes seraient donc tombées ailleurs qu’en Israël, et fort loin. Mais ce n’est pas tout. Le 3 décembre 1872, devant la Society of Biblical Archeology de Londres, l’assyriologue G. Smith annonce une extraordinaire découverte : le récit biblique du déluge a un antécédent de plusieurs siècles, inscrit sur une tablette d’argile provenant du sol irakien. La Bible n’est plus le plus vieux livre du Monde.

C’est par le nom de Mésopotamie, déjà sous la plume d’Hérodote, que l’on désigne aujourd’hui l’Irak de cette époque. Avec la fin de la dernière période glaciaire et l’assèchement de l’air et du sol, des hommes, au VIe millénaire, sont venus s’installer aux abords de ces deux fleuves (meso = entre ; potamos = fleuve) que sont le Tigre et l’Euphrate, qui ne formaient jadis qu’une gigantesque masse d’eau se jetant dans le Golfe persique. Sur la terre émergée, limoneuse et fertile, naquit alors une civilisation prospère, qui pendant trois mille ans rayonna sur tout le Proche-Orient.

C’est au XIXe siècle que furent découvertes ses premières tablettes, ces plaquettes d’argile sur lesquelles ces vieux inventeurs de l’écriture (vers -3200) avaient inscrit leurs indéchiffrables cunéiformes (écriture en forme de coins et de clous). Et c’est sur l’une d’elles que G. Smith découvrit une histoire très proche de celle du déluge biblique. Elle composait la XIe et dernière tablette de la célèbre Épopée de Gilgamesh dans sa version babylonienne de la fin du IIe millénaire, mais les premiers récits relatifs à ce personnage historique, roi d’Uruk vers -2650, qui entra dans la légende sans que l’on sache bien pourquoi, ont été mis par écrit en langue sumérienne à la fin du IIIe millénaire. Pour apprécier l’antiquité de ces documents qui constituent bel et bien la plus vieille épopée du Monde, rappelons que l’Odyssée d’Homère daterait de la fin du VIIIe siècle avant J.C. et que l’écriture de l’Ancien Testament se situerait entre -1200 et -200.

Sorti du sol irakien, puis des tiroirs des musées du Monde entier, Gilgamesh franchit en septembre 2009 un nouveau pas vers la renommée, en intégrant aux côtés de Moïse, d’Ulysse et d’Enée, le programme de sixième, axé sur les textes fondateurs. En voici l’histoire : Gilgamesh, roi orgueilleux, tyrannise ses gens, qui finissent par se plaindre auprès des dieux. Ceux-ci créent alors un être puissant, Enkidu, pour l’affronter : en d’autres termes, lui donner une leçon. Ils s’empoignent et de l’équilibre des forces naît entre eux une profonde amitié. Gilgamesh, toujours aussi impétueux, a soif d’aventures et de gloire et entraîne son ami vers la Forêt des Cèdres où ils affrontent son gardien Humbaba. Enkidu convainc alors Gilgamesh de tuer le géant qui demandait grâce. Ils reviennent triomphants à Uruk, sous les acclamations du peuple. Ishtar, déesse de l’amour libre, tombe amoureuse du roi, mais il refuse ses avances. Vexée, elle envoie le taureau céleste ravager la ville. Gilgamesh et son ami le tuent et humilient la déesse. Scandalisés par le meurtre d’Humbaba et du taureau céleste, les dieux mettent à mort Enkidu. Gilgamesh, déprimé par la perte de son ami et prenant conscience de sa propre finitude, erre parmi la steppe comme un vagabond, avant de rejoindre tout au bout du Monde, après de multiples périples, Utanapishti, le seul homme réchappé du déluge et rendu immortel par les dieux. Gilgamesh reviendra bredouille de cet entretien, l’immortalité n’étant pas pour lui, ni d’ailleurs pour un autre.

Les éditeurs des manuels scolaires avaient l’embarras du choix : l’amitié entre les deux hommes, le combat contre Humbaba, l’orgueil du tyran, etc. Nombreux sont ceux qui penchèrent pour le récit du déluge, tellement proche, on l’a dit, de celui de la Bible. De ces similitudes littéraires, la plupart des éditeurs ayant fait ce choix ont déduit une analogie idéologique entre les deux religions mésopotamienne et israélite [1]. Selon l’assyriologue Jean Bottéro, rien n’est plus faux, les emprunts se limitant au domaine littéraire.


I- Les récits du déluge

1- Les préparatifs du déluge

Dieu dit à Noé : « […] Fais-toi une arche en bois résineux, tu la feras en roseaux et tu l’enduiras de bitume en dedans et en dehors. Voici comment tu la feras : trois cents coudées pour la longueur de l’arche, cinquante coudées pour sa largeur, trente coudées pour sa hauteur. Tu feras à l’arche un toit et tu l’achèveras une coudée plus haut, tu placeras l’entrée de l’arche sur le côté et tu feras un premier, un second et un troisième étage. […] tu entreras dans l’arche, toi et tes fils, ta femme et les femmes de tes fils avec toi. De tout ce qui vit, de tout ce qui est chair, tu feras entrer dans l’arche deux de chaque espèce pour les garder en vie avec toi ; qu’il y ait un mâle et une femelle. De chaque espèce d’oiseaux, de chaque espèce de bestiaux, de chaque espèce de toutes les bestioles du sol, un couple viendra avec toi pour que tu les gardes en vie […]. » Noé agit ainsi ; tout ce que Dieu lui avait commandé, il le fit.

La Bible de Jérusalem

Le dieu mésopotamien Ea s’adresse à Utanapishti : Ô roi de Shurupak, fils de UbarTutu, démolis ta maison, pour te faire un bateau ! Renonce à tes richesses pour te sauver la vie ! Détourne-toi de tes biens, pour te garder sain-et-sauf ! Mais embarque avec toi des spécimens de tous les animaux ! Le bateau que tu dois fabriquer sera une construction équilatérale, à longueur et largeur identiques. Tu le toitureras comme l’Apsu [nappe d’eau douce située sous la terre et résidence d’Ea] !

Utanapishti raconte à Gilgamesh ce qu’il répondit à Ea : Moi, lorsque j’eus compris, je m’adressai à Monseigneur Ea : « L’ordre que tu viens de me donner, Monseigneur, je m’y appliquerai et l’exécuterai ! » […] Au bout de cinq jours, j’avais monté l’armature du bateau : trois mille six cents mètres de flanc ; son périmètre externe, carré sur soixante mètres de côté. Puis j’en établis et aménageai le cadre intérieur, le plafonnant à six reprises, pour le subdiviser en sept étages, dont je décomposai le volume en neuf compartiments. […] Au lendemain, tout ce que je possédais, je l’en chargeai : tout ce que j’avais d’argent, tout ce que j’avais d’or, tout ce que j’avais d’animaux (domestiques ?) de toute sorte. J’embarquai ma famille et ma maisonnée entières, ainsi que gros et petits animaux sauvages, et tous les techniciens.

L’Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir.

Traduit de l’akkadien et présenté par Jean Bottéro

Puis surviennent l’inondation et enfin la décrue où les similitudes sont encore plus frappantes.

2- La décrue

[…] l’arche s’arrêta sur les monts d’Ararat. […] Au bout de quarante jours, Noé ouvrit la fenêtre qu’il avait faite à l’arche et il lâcha le corbeau, qui alla et vint en attendant que les eaux aient séché sur la terre. Alors il lâcha d’auprès de lui la colombe pour voir si les eaux avaient diminué à la surface du sol. La colombe, ne trouvant pas un endroit où poser ses pattes, revint vers lui dans l’arche, car il y avait de l’eau sur toute la surface de la terre ; il étendit la main, la prit et la fit rentrer auprès de lui dans l’arche. Il attendit encore sept autres jours et lâcha de nouveau la colombe hors de l’arche. La colombe revint vers lui sur le soir et voici qu’elle avait dans le bec un rameau tout frais d’olivier !

La Bible

À quelque encablure, une langue de terre émergeait : c’était le mont Nisir où le bateau accosta. […] Lorsque arriva le septième jour, je pris une colombe et la lâchai. La colombe s’en fut, puis revint : n’ayant rien vu où se poser, elle s’en retournait. Puis je pris un corbeau et le lâchai. Le corbeau s’en fut, mais, ayant trouvé le retrait des eaux, il picora, il croassa, il s’ébroua, mais ne s’en revint plus.

L’Épopée

Intéressons-nous maintenant aux causes du déluge. Sont-elles aussi analogues que les récits eux-mêmes ?


II- Les causes du déluge

Yahvé vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre et que son cœur ne formait que de mauvais desseins à longueur de journée. […] La terre se pervertit au regard de Dieu et elle se remplit de violence. Dieu vit la terre : elle était pervertie, car toute chair avait une conduite perverse sur la terre. Dieu dit à Noé : « La fin de toute chair est arrivée, je l’ai décidé, car la terre est pleine de violence à cause des hommes et je vais les faire disparaître de la terre.

La Bible

En un mot : la terre est corrompue, l’homme mauvais. L’épisode du déluge suit d’ailleurs celui du meurtre d’Abel par son frère Caïn. Or, comme le Mal ne saurait venir de Dieu, c’est donc en l’homme qu’il réside, et ce, depuis les temps primordiaux. C’est, comme chacun sait, ce que raconte l’histoire fameuse du péché originel.

Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits. Il dit à la femme : « Alors, Dieu a dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? » La femme répondit au serpent : « Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sous peine de mort. » Le serpent répliqua à la femme : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal. » La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea. Alors leurs yeux à tous d’eux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus.

La Bible

Qu’en est-il en Mésopotamie ? La corruption des hommes est-elle également à l’origine du déluge ? Bon nombre de manuels scolaires proposent une telle analyse. Dans l’un d’eux, on lit en effet tout un tas d’expressions appartenant au lexique de la morale judéo-chrétienne telles que : « les dieux, mécontents des hommes, ont décidé de les punir », « Enlil, le premier des dieux qui avaient décidé de faire le Déluge, se repent », « Irrités par leur comportement, les dieux infligent aux êtres vivants sur terre une punition spectaculaire », « A la fin du cataclysme, les dieux apaisés offrent l’immortalité au héros ». Dans un autre, on lit : « Dieu a puni les hommes, qui sont devenus mauvais » (lapsus révélateur, comme on dit : l’éditeur en a oublié le polythéisme de la religion mésopotamienne !). Suit alors une adaptation pour jeunes lecteurs de l’Épopée. Là encore, on retrouve cette grille de lecture judéo-chrétienne, pourtant absente du texte original : Dans chaque loge [Utanapishti visite les animaux confinés dans l’arche], je recueillais la peur, la cruauté, la fourberie, la panique, la brutalité, la soumission. En échange, j’offrais des contraires : la confiance, la bonté, la franchise, le calme, la douceur, l’indépendance. J’apprivoisais, j’éduquais, j’apprenais à chacun qu’il existait d’autres manières d’être que la sienne. J’accomplissais ainsi la mission confiée par Ea : enfanter une vie nouvelle qui, peu à peu, se rassemblait dans mon cœur.

Édifiant ! Comment pourrait-on rencontrer chez des animaux des qualités comme la fourberie ou la franchise ? J’ai d’abord cru que l’Épopée, devant être étudiée par des enfants de onze ans, se devait de contenir une certaine moralité, comme le sont les contes, qu’ils étudient par ailleurs. Il est vrai que la forte ressemblance des récits de la Genèse et de l’Épopée poussait à postuler une identité, tout au moins une similitude, des causes du cataclysme. Certains assyriologues de l’époque de la découverte de G. Smith étaient d’ailleurs tombés dans ce travers : puisque le récit biblique du déluge est un quasi copier-coller de celui des Mésopotamiens, alors il en est de même des conceptions religieuses. Pourtant, le projet des mythographes mésopotamiens est on ne peut plus éloigné de celui des rédacteurs de la Bible. En fait, et c’est sans doute pour cette raison que la plupart des éditeurs et des écrivains se sont trompés, les motivations des dieux mésopotamiens ne se trouvent pas dans l’Épopée. À Gilgamesh qui lui demande comment il a fait pour devenir immortel, Utanapishti lui raconte toute son histoire, depuis la décision prise par les dieux d’envoyer le déluge jusqu’à son accession à la « vie-sans-fin », sans pour autant rappeler les dites motivations qui, de fait, n’avaient pas à entrer dans son propos. C’est dans un autre récit qu’on les trouve, le Poème du Supersage (surnom d’Utanapishti), mythe dont le plus vieux manuscrit date du XVIIe siècle avant notre ère.

Découvrons donc sans plus attendre ce qu’il en est (l’extrait ci-dessous fait suite à la création des hommes par les dieux).

Douze cents ans ne s’étaient pas écoulés que le territoire se trouva élargi et la population multipliée. Comme un taureau, le pays tant donna de la voix que le dieu-souverain fut incommodé par le tapage. Lorsque Enlil eut ouï leur rumeur, il s’adressa aux grands-dieux : « La rumeur des humains est devenue trop forte : je n’arrive plus à dormir, avec ce tapage ! Commandez-donc que leur vienne l’Épidémie [quelques lignes sont perdues, qui annonçaient l’arrivée du fléau et ses premiers désastres]. Or, il y avait un certain Supersage, dévot d’Enki [autre nom d’Ea], et fort habile, qui pouvait s’entretenir avec son dieu, lequel le prenait volontiers pour interlocuteur ! Supersage ouvrit donc la bouche et s’adressa à son seigneur : « Combien de temps cette Épidémie durera-t-elle ? Nous imposera-t-on jusqu’au bout cette Peste ? » Enki ouvrit la bouche et s’adressa à son serviteur : « Convoque chez toi les anciens, et dis-leur : ‘‘Anciens, écoutez-moi ! [cassure] Ordonnez aux crieurs-publics de proclamer à grand éclat, dans le pays : ‘Ne rendez plus d’honneurs à vos dieux ! N’implorez plus vos déesses ! Mais hantez seulement Namtar : à lui seul apportez vos plats-cuits ! Ces offrandes lui agréeront, et, confus de tant de présents, il suspendra son action maléfique !’ ’’ »

Supersage exécute le conseil d’Enki.

Ces offrandes lui agréèrent et, confus de tant de présents, il suspendit son action maléfique : l’Épidémie les quitta donc, et derechef ils prospérèrent. [les deux derniers vers de la tablette sont perdus] Douze cents ans ne s’étaient pas écoulés que le territoire se trouva élargi et la population multipliée. Comme un taureau, le pays tant donna de la voix que le dieu-souverain fut incommodé par le tapage. Lorsque Enlil eut ouï leur rumeur, il s’adressa aux grands-dieux : « La rumeur des humains est devenue trop forte : je n’arrive plus à dormir, avec ce tapage ! Coupez-leur donc les vivres et que se raréfient les plantes-nourricières ! Qu’Adad réduise à rien ses pluies, et que la crue, en bas, n’arrive plus de sa source ! Que le vent s’en aille torréfier le sol ! Que les nues s’amoncellent mais sans laisser tomber la moindre goutte ! Que les champs diminuent leur rapport ! Que Nisaba ‘‘verrouille sa poitrine’’ ! Qu’il n’y ait plus d’allégresse pour eux et que [cassure] soit réduite en fumée. »

Enki, toujours en douce, car il ne peut frontalement s’opposer au roi des dieux Enlil, donne les mêmes conseils à Supersage : que les hommes édifient un sanctuaire à Adad et à lui seul apportent leurs plats-cuits.

Ces offrandes lui agréèrent et, confus de tant de présents, il suspendit son action maléfique : au matin, il fit bruiner, et la nuit, clandestinement, il condensa la rosée, si bien que les champs, en secret, retrouvèrent leur rapport ! La Sécheresse/Famine les quitta donc [cassure].

Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne.

Par Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer

Devant la nouvelle prolifération des hommes, Enlil, exaspéré, décide d’en finir pour de bon et envoie le déluge.

Ainsi donc, le roi des dieux est gêné dans son sommeil par la rumeur des hommes, devenus trop nombreux. On est bien loin de la méchanceté des hommes et de la corruption du Monde, qui furent causes du déluge biblique.

Reste un point à éclaircir : si Yahvé et Enlil ont cherché à éliminer les hommes, pourquoi l’un d’eux fut-il sauvé ? Ou, ce qui revient au même : pourquoi les ont-ils créés ? Nous entrons là dans le vif du sujet : la religion proprement dite.


III- Quels devoirs ?

Il n’est pas dit grand-chose des mérites respectifs de Noé et d’Utanapishti. Le premier « avait trouvé grâce aux yeux de Yahvé. […] Noé était un homme juste, intègre parmi ses contemporains, et il marchait avec Dieu. » Le second, on l’a vu, s’appelait Supersage et était « dévot d’Enki, et fort habile [à l’image de cette divinité dont « Supersage » était également l’un des noms], qui pouvait s’entretenir avec son dieu, lequel le prenait volontiers pour interlocuteur ! »

C’est maigre… Justice et intégrité pour l’un, dévotion et habileté pour l’autre. Ni la Bible ni l’Épopée ne racontent la vie de ce personnage. Et sur le comportement à adopter pour plaire à Dieu (aux dieux), l’épisode suivant, celui de la sortie de l’arche, n’apporte rien de véritablement éclairant. Il y est question dans la Bible d’une alliance entre Dieu et Noé, et dans l’Épopée d’une dispute entre les dieux, dont on discerne mal dans les deux cas les tenants et les aboutissants. Pour comprendre le sens de cette dévotion, il faut chercher ailleurs. Commençons par la Bible.

1- La foi

Pour saisir au mieux le type de sentiment exigé à son égard par Dieu, relisons le passage fameux du sacrifice d’Isaac.

Dieu éprouva Abraham et lui dit : « Abraham ! » Il répondit : « Me voici ! » Dieu dit : « Prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac, et va-t’en au pays de Moriyya, et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai. » Abraham se leva tôt, sella son âne et prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac. Il fendit le bois de l’holocauste et se mit en route pour l’endroit que Dieu lui avait dit. Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit l’endroit de loin. Abraham dit à ses serviteurs : « Demeurez ici avec l’âne. Moi et l’enfant nous irons jusque là-bas, nous adorerons et nous reviendrons vers vous. » Abraham prit le bois de l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac, lui-même prit en main le feu et le couteau et ils s’en allèrent tous deux ensemble. Isaac s’adressa à son père Abraham et dit : « Mon père ! » Il lui répondit : « Me voici, mon fils ! » Il reprit : « Voici le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? » Abraham répondit : « C’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils », et ils s’en allèrent tous deux ensemble. Quand ils furent arrivés à l’endroit que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva l’autel et disposa le bois, puis il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, par-dessus le bois. Abraham étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils. Mais l’Ange de Yahvé l’appela du ciel et dit : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici ! » L’Ange dit : « N’étends pas la main contre l’enfant ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique. » Abraham leva les yeux et vit un bélier, qui s’était pris par les cornes dans un buisson, et Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. À ce lieu, Abraham donna le nom de « Yahvé pourvoit », en sorte qu’on dit aujourd’hui : « Sur la montagne, Yahvé apparaît. » L’Ange de Yahvé appela une seconde fois Abraham du ciel et dit : « Je jure par moi-même, parole de Yahvé : parce que tu as fait cela, que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique, je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable qui est sur le bord de la mer, et ta postérité conquerra la porte de ses ennemis. Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre, parce que tu m’as obéi. »

La Bible

Cet épisode témoigne de l’originalité et de la profondeur de la pensée religieuse israélite. Qu’y voit-on en effet ? Une mise à l’épreuve d’une rigueur extrême, pour ne pas dire terrifiante, de la confiance d’Abraham en son Dieu, en un mot, de sa foi : foi en son unicité, sa toute-puissance et sa justice : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi. […] Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas, car moi Yahvé, ton dieu, je suis un dieu jaloux qui punis […] ». Dieu ne cessera au cours des premiers siècles de l’Histoire d’Israël d’inculquer à son peuple trop souvent infidèle (que l’on pense à l’épisode du Veau d’or) cette vérité nouvelle et difficile à admettre de l’unicité du divin. Une nouvelle religion était née, davantage fondée sur la fidélité aux préceptes moraux de Dieu que sur le simple respect des rites selon un calendrier défini : « qui punis […] ceux qui me haïssent, mais qui fais grâce à des milliers pour ceux qui m’aiment et gardent mes commandements. » Amour et crainte. Ce sont en somme les mêmes sentiments qu’éprouve un fils à l’égard de son père, et Abraham a la même confiance aveugle qu’aurait celui-là.

Par ailleurs, on est frappé, dès les premières pages de la Bible, de la place occupée par l’homme. La création du Monde par Dieu ne prend en effet que quelques dizaines de lignes pour s’achever par ce qui semble l’essentiel, celle d’Adam et Ève. À l’inverse, dans la grande majorité des mythes mésopotamiens il n’est nullement question des hommes. La Bible, si on voulait le dire d’un mot, serait en somme l’Histoire des hommes (ou plutôt d’un peuple) avec leur Dieu, tandis que les mythes mésopotamiens – tout comme, je suppose, les mythes de toute religion polythéiste – racontent d’abord et surtout l’Histoire des dieux entre eux. L’anthropogonie (création des hommes) ne fait d’ailleurs pas question dans la Bible. Elle va de soi, l’homme étant le cœur du projet de Dieu. Que ferait-il, si l’on peut ainsi parler, dans un Monde pourvu des seuls plantes et animaux ?

Passons maintenant du côté de l’« Entre-deux-fleuves ». Quel est le sens de l’anthropogonie ? Qu’attendent les dieux de leurs créatures ?

2- Le service des dieux

Revenons à Utanapishti. Dès sa sortie de l’arche, il « fit un banquet-pour-les-dieux, disposant le repas sur le faîte de la montagne. […] Les dieux, humant l’odeur, la bonne odeur, s’attroupèrent comme des mouches autour de l’ordonnateur du banquet. »

Suivent alors de violents reproches adressés à Enlil, instigateur du déluge, d’abord de la Grande Déesse Mère qui avait assisté Ea dans la création des hommes, puis de ce dernier.

Ea ouvrit la bouche, prit la parole et s’adressa à Enlil-le-preux : « Mais toi, le plus sage des dieux, le plus vaillant, comment as-tu pu, aussi inconsidérément, décider le Déluge ? Fais porter sa coulpe au seul coupable, et son péché, au seul pécheur ! Ou alors, au lieu de les supprimer, pardonne-leur, ne les anéantis pas : sois leur clément ! « Plutôt que ce Déluge, mieux eussent valu des lions, pour décimer les hommes ! Plutôt que ce Déluge, mieux eussent valu des loups, pour décimer les hommes ! Plutôt que ce Déluge, la Disette eût mieux valu, pour débiliter le pays ! Plutôt que ce Déluge, mieux eût valu que frappe Erra ! [Erra est le dieu du Monde des morts, qui, comme tout souverain, cherche à agrandir le nombre de ses sujets, autrement dit, à tuer.] »

Ea, créateur et de ce fait protecteur des hommes, ne présente donc d’autres arguments que de bonnes hécatombes pour réduire leur rumeur et satisfaire Enlil. Curieuse plaidoirie… Là encore, le fin mot de l’histoire se trouve dans le Poème du Supersage qui raconte ce qui a motivé les dieux à créer les hommes. Pour saisir l’extrait suivant, il y avait, avant leur apparition, deux catégories de dieux : les gouvernants (les Anunnaku) et les travailleurs (les Igigu).

Lorsque les dieux [Ils ne s’agit que des Igigu] (faisaient) l’homme [c’est-à-dire : ressemblaient aux hommes du fait qu’ils travaillaient], ils étaient de corvée et besognaient : considérable était leur besogne, leur corvée lourde, infini leur labeur. Car les grands Anunnaku, aux Igigu, imposaient une corvée septuple ! Leur père à tous, Anu, était leur roi ; Enlil-le-preux, leur souverain ; Ninurta, leur préfet, et Ennugi, leur contre-maître. Tombés d’accord (?), les grands-dieux avaient tiré au sort leurs lots : Anu étaient monté au ciel ; Enlil avait pris la terre pour domaine (?), et le verrou qui barricade (?) la mer avait été remis à Enki-le-prince (?). Quand Anu fut monté au ciel, les dieux (?) de l’Apsu y descendirent : c’est alors que les Anunnaku célestes imposèrent aux Igigu leur corvée. Et ces dieux d’excaver les cours d’eau et d’ouvrir les canaux qui vivifient la terre – les Igigu d’excaver les cours d’eau et d’ouvrir les canaux qui vivifient la terre. Ainsi creusèrent-ils le cours du Tigre, et, après, celui de l’Euphrate. [Quelques lignes sont perdues] Pendant cent ans, ils besognèrent – pendant cinq cents ans, ils besognèrent – pendant neuf cents ans, ils besognèrent – pendant mille ans, ils besognèrent ! Quand ils eurent entassé toutes les montagnes, ils firent le décompte de leurs années de besogne. Quand ils eurent organisé le grand marécage méridional, ils firent le décompte de leurs années de besogne : deux mille et cinq cents ans, et davantage, qu’ils avaient, jour et nuit, supporté cette corvée !

Les Igigu, acquiesçant aux arguments de l’un d’entre eux, se mettent alors en grève.

Les dieux ouïrent son appel et brûlèrent leur outillage, jetèrent au feu leurs houes, et leurs hottes dans les flammes. Attroupés, ils s’en furent, ensuite, à la porte du sanctuaire d’Enlil-le-preux.

Lorsque les dieux faisaient l’homme

Enlil, qui dormait profondément, est alors pris de panique : son visage devient verdâtre, les larmes lui coulent sur les joues et, manquant comme à son habitude dans ce mythe de présence d’esprit, décide d’abord de se battre contre les Igigu, puis d’éliminer l’instigateur de la révolte. C’est là qu’Enki intervient, Enki, le dieu des techniques, le dieu intelligent, celui qui anticipe à la manière de Prométhée. Il crée l’humanité pour qu’elle se substitue aux Igigu. Ceux-ci rejoignent alors les Anunnaku et gouvernent avec eux. Tous ces dieux réunis sont désormais nourris par les hommes.

Tel est donc le rôle des hommes, le sens de leur création, leur essence : travailler à la place des dieux inférieurs pour servir tous les dieux réunis, comme les sujets travaillent pour servir le roi ici-bas : leur assurer, par leur labeur, le manger et le boire, et ce, en quantité. Pour preuve, cet extrait d’une tablette datant du IIIe siècle avant notre ère, relative à la consommation en viande des dieux de l’un des grands temples d’Uruk : « Ce qui fait, en tout, chaque jour, pour les quatre repas des dieux susmentionnés [une petite dizaine] : 21 moutons de premier choix, engraissés et sans défaut, nourris à l’orge pendant deux ans ; 4 moutons d’élevage spécial nourris au lait ; 25 moutons de seconde qualité, non-nourris au lait ; 2 grands bœufs ; 1 veau de lait ; 8 agneaux ; 30 oiseaux-marratu ; 20 tourterelles ; 3 oies nourries à la pâtée ; 5 canards nourris à la pâtée de farine ; 2 canards de seconde qualité ; 4 loirs (?) ; 3 œufs d’autruche et 3 œufs de cane… », soit, pour ne citer que la consommation en moutons sur l’année entière, un peu plus de 18 000 têtes. Gros mangeurs, ces dieux…

C’est d’ailleurs au service des dieux que s’emploie Utanapishti dès la sortie de l’arche. Et c’est pour ce même service que furent sauvés tous les techniciens : sans eux, nulle possibilité de travailler la terre et de transformer les biens récoltés en produits consommables. De même, on comprend mieux pourquoi les « dieux, humant l’odeur, la bonne odeur, s’attroupèrent comme des mouches autour de l’ordonnateur du banquet » : la faim et la soif les tiraillaient depuis le début du déluge et l’arrêt conséquent du labeur des hommes. Les arguments d’Enki s’inscrivent dans cette même logique : décimer les hommes, soit, mais ne pas les anéantir, car alors, qui pourvoirait à l’entretien des dieux ? Vision anthropomorphique du divin, qui poussait les Mésopotamiens à croire à la présence réelle de leurs dieux « dans » leurs statues, qu’ils couvraient d’or et d’argent, et des plus beaux bijoux. Idoles que le Dieu de la Bible avait en horreur : « Tu ne te feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux ».

Image du père contre image du roi. Foi contre rites. Religion nouvelle, marquée dans le temps – début du XIIIe siècle avant J.C. – par un fondateur : Moïse (personnage mythique ou non, peu importe), contre traditions, venant du fond des âges.


IV- Quelle récompense ?

Reste encore une question, la dernière, la plus poignante : celle de la récompense, et plus généralement celle du sens de la vie. Qu’est-ce qu’un homme respectueux de Dieu (des dieux) est en droit d’attendre, d’espérer ? C’est le problème de la souffrance et de la justice divine. Pourquoi tel ou tel homme, dont les pensées ou les actes ne suivent en rien les volontés divines, mène-t-il une existence plus agréable que d’autres, plus pieux que lui, sans qu’aucune punition ne vienne jamais en altérer les douceurs ? La question des questions…

La réponse des Mésopotamiens est comme tout le reste : mesurée. On retrouve là encore leur soumission, leur résignation devant les dieux, comme celles, on l’a dit, des sujets devant leur roi, qui ne l’aiment pas, mais qui le craignent et le révèrent. Face à l’injustice apparente de leurs dieux, voici leur raisonnement : à l’image du souverain d’ici-bas, occupé à des affaires dépassant très largement les soucis personnels de chacun, les dieux, se disaient les fidèles, avaient sans doute dans l’immédiat « d’autres chats à fouetter », mais finiraient bien par se modérer et les laisser en paix. Il y avait tellement de dieux à honorer (plusieurs centaines aux premiers siècles de cette civilisation), tellement d’interdits à respecter, tellement de rites, qu’il était bien difficile d’être toujours en règle et que bien souvent on ne connaissait guère les motifs de la punition. Et comme on pouvait payer pour la faute d’un membre de sa famille...

Ceci étant dit, on comprend mieux les conceptions mésopotamiennes de l’au-delà : à l’image des dieux qui n’exigent finalement rien d’autres que l’exécution en bonne et due forme des rituels à la bonne date, il n’y a, côté humain, aucune espérance d’une vie meilleure après le trépas. C’est d’ailleurs tout le sens de la réplique d’Utanapishti faite à Gilgamesh :

À présent, Gilgamesh, qui réunira de nouveau les dieux pour toi, afin que pareillement tu obtiennes la vie-sans-fin, que tu recherches ?

L’Épopée

Autrement dit, Utanapishti, dont le nom signifie : « J’ai-obtenu-la vie-sans-fin », a accédé à l’immortalité, suite à une conjoncture tout à fait exceptionnelle qui n’est pas prête de se renouveler. Il donnera par ailleurs une leçon de sagesse à Gilgamesh :

Qu’as-tu gagné à te perturber de la sorte ? À te bouleverser, tu t’es seulement épuisé, saturant tes muscles de lassitude et rapprochant ta fin lointaine ! Comme un roseau de la cannaie, l’humanité doit être brisée ! Le meilleure des jeunes hommes, la meilleure des jeunes femmes, sont enlevées par la main de la Mort, la Mort que personne n’a vue, dont nul n’a aperçu le visage, ni entendu la voix : la Mort cruelle, qui brise les hommes ! Bâtissons-nous des maisons pour toujours ? Scellons-nous des engagements pour toujours ? Partage-t-on un patrimoine pour toujours ? La haine se maintient-elle ici-bas pour toujours ? Le fleuve monte-t-il en crue pour toujours ? Tels des éphémères (?) emportés au courant, des visages qui voyaient le soleil, tout à coup, il ne reste plus rien ! Endormi et mort, c’est tout un ! On n’a jamais reproduit l’image de la Mort : et pourtant l’homme, depuis ses origines, en est prisonnier ! Depuis que [cassure], les Grands-dieux rassemblés, Mammitu, la faiseuse du Destin, a arrêté les destinées avec eux, ils nous imposé la mort comme la vie, nous laissant seulement ignorer le moment de la mort.

L’Épopée

Un autre personnage, la Tavernière, lui tiendra un semblable discours :

Pourquoi donc rôdes-tu, Gilgamesh ? La vie-sans-fin que tu recherches, tu ne la trouveras jamais ! Quand les dieux ont créé les hommes, ils leur ont assigné la mort, se réservant l’immortalité à eux seuls ! Toi, plutôt, remplis-toi la panse ; demeure en gaîté, jour et nuit ; fais quotidiennement la fête ; danse et amuse-toi, jour et nuit ; accoutre-toi d’habits bien propres ; lave-toi, baigne-toi ; regarde-tendrement ton petit qui te tient par la main, et fais le bonheur de ta femme serrée contre toi ! Car telle est l’unique perspective des hommes !

L’Épopée

Carpe diem ? Pas exactement. Profite de la vie, certes, mais sans oublier le rôle que t’ont assigné les dieux, le destin qu’ils ont inscrit à jamais sur leur « tablette-aux-destins » : soit roi, puisqu’il en fut ainsi décidé pour toi. La seule récompense est ici-bas : tout homme, en mourant, part rejoindre le Monde inférieur, situé sous la terre, pour poursuivre une « vie » morne, enténébrée et quasi immobile sous forme d’un double ombreux ayant l’apparence pourrait-on dire d’un fantôme : « Endormi et mort, c’est tout un ! »

La conception israélite de l’au-delà n’était guère différente : le Shéol, Monde des morts, était analogue. Et le fidèle Noé, contrairement à Utanapishti, n’échappera pas à cette fatale et morne issue. Toutefois, quelques siècles avant l’avènement du christianisme, certains livres bibliques dépasseront cette vision pessimiste. La fin du dernier extrait donne un premier éclairage de cette nouvelle idéologie, relative à la rétribution :

« […] je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable qui est sur le bord de la mer, et ta postérité conquerra la porte de ses ennemis. Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre, parce que tu m’as obéi. »

La récompense allait non à l’individu qui en était digne, mais au peuple de Dieu, celui qu’il avait choisi à dessein et guiderait au cours de l’Histoire : libération du joug égyptien, installation à Canaan, conversion à la foi nouvelle… Or, ayant une seule divinité à honorer et une conception beaucoup moins anthropomorphique du divin que leurs voisins mésopotamiens, les Israélites ne pouvaient imaginer un Dieu injuste – par ailleurs si exigeant – et, en même temps que le rapport à Dieu devenait avec les siècles plus individuel, plus intime, l’absence de rétribution se fit plus amère. Des voix s’élevèrent. Non rétribué ici-bas, l’homme le serait donc à sa mort. Quelques siècles plus tard, le christianisme reprendra cette conception, fondant son credo sur la résurrection et le Paradis.

Il est tentant d’établir quelque parenté entre l’immortalité accordée à Utanapishti et la croyance chrétienne en la résurrection, mais il n’en est rien. Tout d’abord, notre héros mésopotamien n’a pas connu la mort. Ensuite, ladite immortalité n’est accordée qu’à lui, ce que Gilgamesh apprend à ses dépends. Et enfin, tandis que les chrétiens ressuscités vivent heureux aux côtés de Dieu, Utanapishti vit seul avec sa femme, tout au bout du Monde.


Conclusion

La religion israélite est davantage d’ordre moral que celle des Mésopotamiens, plus formelle, plus ritualiste. Un Mésopotamien se doit de servir les dieux pour les libérer de toute contrainte et leur permettre d’assurer leur seule tâche digne de ce nom : gouverner le Monde, tandis qu’un Israélite se doit d’avoir la foi, une foi inébranlable en son Dieu unique. Les Israélites auront eu connaissance du récit mésopotamien du déluge, peut-être lors de leur exil à Babylone au VIe siècle avant J.C., et l’auront intégré à leur corpus mythologique, mais ils l’auront digéré, lui donnant un sens tout à fait différent de celui de leurs antiques voisins, et original. Reste à savoir pourquoi les Mésopotamiens ont imaginé le déluge comme ultime cataclysme. Un tremblement de terre gigantesque aurait tout aussi bien fait l’affaire, ou l’irruption monumentale d’un volcan, ou que sais-je encore ? La géographie du lieu donne sans doute un premier élément de réponse : le pays est plat et les crues du Tigre et de l’Euphrate causaient régulièrement des ravages (des traces archéologiques en témoignent). L’épisode du déluge aurait-il quelque rapport avec la fin de la période glaciaire ? À moins qu’il n’ait symbolisé la régénération, la renaissance du Monde, qui se serait faite par l’eau ? Eau assimilée à la mer que les Mésopotamiens connaissaient si grouillante de vie, eau que l’on utilise pour purifier le corps, eaux que « perdent » les femmes avant la mise au Monde, d’où la présence du thème en de nombreux endroits du globe. L’Enuma elish, grande synthèse mythologique à la gloire du dieu babylonien Marduk fait d’ailleurs naître le Monde de l’eau. À l’image de la pluie qui féconde la terre, les pluies diluviennes seraient aussi la semence des dieux. Sans doute le déluge est-il un peu tout cela à la fois…


Note

1. Nous reprenons le terme « israélite », quelque peu connoté, dont use Jean Bottéro dans ses ouvrages aussi bien pour qualifier la religion que le peuple d’Israël.



mis en ligne le 15 février 2011 

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